Nous avions placé la barre haute pour réaliser notre premier projet de film documentaire en Russie. Nous souhaitions non seulement entrer dans une ville fermée de Sibérie, ce qui exigeait l’autorisation expresse de la police secrète russe, mais nous voulions en plus y aller au plus fort de l’hiver glacial arctique. Nous avons donc tous poussé un immense soupir de soulagement lorsque nous avons atterri à l’aéroport de Norilsk, après un an de recherche de partenaires et de demandes de permis.
Norilsk a tout d’une ville effroyable. Elle est coupée de tout et accessible uniquement par avion (quatre heures de vol à partir de Moscou) ou par bateau (un voyage de cinq jours possible seulement l’été). La ville est surtout connue pour ses conditions climatiques extrêmes, ses trois mois de nuit polaire (sans soleil) et sa pollution vertigineuse occasionnée par ses innombrables mines et usines de cuivre, de nickel ou de palladium.
Lorsque nous quittons l’aéroport, nous plongeons dans un paysage chaotique composé de tuyaux fumants, de carcasses métalliques infinies et d’immenses blocs industriels. Nous sommes impressionnés devant ce décor désorganisé qui semble s’étirer jusqu’aux frontières de la ville, que nous atteignons malgré une route gelée et de forts vents.
Norilsk est une ville où aucun arbre ne retient les rafales. Elles ont donc toute l’étendue de l’Arctique pour prendre leur élan avant de renverser les passants que l’on voit parfois même s’envoler littéralement lorsqu’une tempête frappe la ville. (Un des personnages de notre documentaire raconte d’ailleurs que, dès son arrivée à Norilsk, une bourrasque l’a projeté de l’avion sur le tarmac, où il s’est brisé la jambe.) Pour lutter contre ce phénomène, les habitants de Norilsk ont bâti un « mur de vent » qui ceinture la ville ; une sorte de muraille de Chine composée d’habitations soviétiques hautes de douze étages. Ce type de construction ressemble à celles que l’on retrouve à Fermont, au Québec. C’est d’ailleurs Norilsk qui a inspiré cette ville minière de la Côte-Nord.
Le vent accentue le froid, qui est tout simplement infernal. Toute notre équipe, chaudement habillée par La Cordée, se demande comment les Russes de Norilsk endurent ces températures à longueur d’année. Le froid est mordant et descend régulièrement sous -45 degrés, entre novembre et avril. Partout en ville, sur les boutiques et les trottoirs, sont affichés les panneaux « Attention aux chutes de glace ». Les Norilskois sont, par contre, les champions du déneigement. Le nettoyage de la neige dans les rues est impeccable. La neige forme des tas impressionnants dans les cours intérieures des blocs d’habitation. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des voitures complètement ensevelies sous les amoncellements blancs ; leurs propriétaires ont préféré les abandonner plutôt que de les déneiger tous les jours de l’année.
C’est donc dans cet univers hostile et extrême que, tous les jours, nous mettons nos quatre couches de vêtements pour aller filmer la vie des habitants de Norilsk. Lorsqu’il y a trop de vent, nous peinons à nous déplacer. Lorsqu’il fait trop froid, les objectifs de notre caméra se couvrent de glace ou sont trop embués pour fonctionner après seulement une demi-heure de tournage. Les batteries de notre équipement nous lâchent constamment. Et si nous parvenons malgré tout à filmer pendant plus d’une demi-heure, ce sont nos doigts qui deviennent bleus. Malgré nos gants spéciaux, conçus pour manipuler de l’électronique par grand froid, nous ne pouvons pas « pitonner » sur du métal gelé pendant des heures! Souvent, ce sont même nos personnages qui nous implorent de rentrer.
Par ailleurs, il faut dire que les Russes sont fatalistes en ce qui concerne le climat. Dans la vie de tous les jours, ils ne prennent même plus la peine de s’habiller chaudement quand ils sortent. Même s’il est vrai qu’avec un peu de vodka, le climat s’endure mieux, personne ne peut tenir longtemps à l’extérieur dans une atmosphère pareille!
En revanche, l’Arctique offre de grands avantages aux cinéastes. D’abord, la lumière, quand il y en a, est toujours douce parce que le soleil est loin. Puis, les couchers de soleil durent pratiquement trois heures en mars et ils baignent la ville dans une ambiance rosée et diffuse. Nous avons amplement profité de cette belle lumière puisqu’il faut attendre le mois de juin pour que les petits chemins dans les montagnes, ceux qui permettent d’explorer la nature autour de Norilsk, soient accessibles.
En 1971, Pierre-Elliot Trudeau a visité Norilsk et il a pensé qu’un jour, peut-être, au Canada, on s’inspirerait de cette ville pour développer le Grand Nord du Québec. Cette époque semble bien révolue. Non seulement on ne s’établit pas durablement dans l’Arctique, mais Norilsk rétrécit sans cesse. On remplace la civilisation nordique établie par des ouvriers munis de permis de travail temporaires. Dans 50 ans, Norilsk n’existera peut-être même plus. Mais durant les quelques mois de notre séjour, nous nous y sommes sentis comme chez nous.
Au terme de deux voyages de six semaines dans la ville, nous avons pu tourner tout ce que nous souhaitions. Nous sommes descendus à 850 mètres sous la glace dans une labyrinthique mine de nickel, où nous avons suffoqué de chaleur! Nous sommes allés pêcher l’omble de l’Arctique [omble chevalier] sur le fleuve Ienisseï en compagnie d’artisans autochtones. Nous avons suivi la vie difficile de travailleurs de la mine et d’adolescents nés dans ce coin de pays si éloigné qu’il nous donne l’impression de vivre sur la lune. Nous y avons découvert des gens extrêmement chaleureux, qui nous ont reçus chez eux à bras ouverts, loin des stéréotypes du Russe bourru.
Notre film, Sur la lune de nickel, prendra l’affiche à l’automne 2016. Pour en savoir davantage sur notre production cinématographique suivez la page Facebook LifesunlessIce du film.
Crédit photo : François Jacob
François Jacob
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