La galère de la Via della Galleria

Un papa, employé de La Cordée

C’est en sortant du « tunnel » que j’ai eu la confirmation que tout n’était plus aussi parfait que ce que j’aurais souhaité. J’avais perdu un temps fou dans une immense fissure. Pendant ce temps, mon point de vue limité ne m’avait pas permis de voir les nuages qui arrivaient de l’ouest…

Mon fils et moi nous trouvions en Italie, dans les Dolomites : un paradis pour quiconque s’adonne à l’escalade. J’avais déjà grimpé dans la région et je savais que notre difficulté principale serait de nous orienter sur la voie. Comme les murs des Dolomites sont vastes et truffés de pitons, ils sont souvent déroutants pour les grimpeurs. Ils offrent de nombreuses possibilités à explorer, mais ils peuvent aussi mener hors route, vers des culs-de-sac ou des sections beaucoup plus difficiles.

Dolomites Brenta
Via Galleria

Nous avions opté pour la Via della Galleria, que l’on peut librement traduire par « voie du tunnel » : une grimpe de douze longueurs, sur la paroi du Sass Pordoi. Notre point de départ s’atteignait par une marche d’une heure, à partir du stationnement d’un col alpin. De difficulté moyenne, cette grimpe suivait une succession de rampes et de traverses, avant de remonter le long d’une aiguille et de s’engouffrer sous celle-ci. Pour atteindre le sommet de la paroi, il ne nous resterait que deux longueurs à parcourir. Pour la descente, nous avions choisi de prendre le téléphérique du Sass Pordoi.

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J’étais avec mon fils. Un fils qui n’a pas grandi avec moi.  Né en Europe, au pied des Alpes, d’une mère montagnarde, il est rompu à l’escalade, mais n’a pourtant jamais grimpé de longues voies traditionnelles.  Cette sortie, c’était son baptême.  Comme toutes les fois que nous nous voyons, nous étions dans une semaine caractérisée par des activités faites de manière boulimique.

Nous avons négocié la partie du bas beaucoup plus lentement que ce que nous aurions dû.  Nous nous échangions les longueurs en tête, car nous souhaitions que cette grimpe soit un véritable travail d’équipe.  Soucieux de mettre en usage ses nouvelles connaissances, mon fils faisait face à des situations compliquées. Dans cet univers de découvertes, sa progression, déjà hésitante, était ralentie par la friction engendrée par la corde qui se promenait un peu partout sur la voie.

En quittant un dièdre, je devais traverser la longueur suivante en diagonale, sous l’aiguille, pour en émerger du côté gauche.  Aucun signe précis ne me permettait de deviner le passage le plus emprunté. D’ordinaire, je suis assez à l’aise dans l’escalade des cheminées, mais cette fois, j’y suis allé de quelques trucs que j’avais lus, mais jamais expérimentés. À plusieurs reprises, je suis monté ou redescendu pour éviter les passages trop étroits. Je suis un claustrophobe qui sait se maîtriser, sauf quand il faut que je retienne mon souffle pour diminuer l’épaisseur de ma cage thoracique et réussir à passer dans un passage. Là, je touche à une limite qu’il m’est impossible de repousser. L’escalade de cette section n’était pas techniquement difficile, mais le fait de me sentir coincé au cœur de la paroi augmentait mon niveau de stress.

Une fois revenu à l’air libre, j’ai immédiatement constaté que le ciel avait tourné au gris… foncé! Les nuages occupaient tout le ciel. Après avoir installé un relais, j’ai fait une chose que j’aurais dû faire bien avant : j’ai fouillé dans le fond de mon sac pour y pêcher ma montre. 16 h 00. Nous allions manquer notre rendez-vous. Je me culpabilisais pour ne pas avoir fait le point sur notre vitesse de progression avant. Je savais que nous grimpions plus lentement que ce que j’avais prévu, mais j’étais loin de me douter que nous étions si lents.  Entièrement immergé dans ce que je faisais, je n’avais pas réalisé le temps que nous avions perdu. Je ne craignais pas la noirceur parce que le ciel restait clair jusqu’aux environs de 20 h 00.  Ce qui me chicotait, c’était que nous avions un rendez-vous avec un copain, à la voiture, au pied du téléphérique, entre 17 h 00 et 17 h 30. En constatant que nous ne serions pas au point de rendez-vous, il ne manquerait pas de s’inquiéter.

Il ne nous restait que deux longueurs à parcourir avant d’atteindre le téléphérique, mais nos chances d’attraper le dernier voyage étaient plutôt minces.  Nous allions devoir faire la descente à pieds, ce qui nous mettrait en retard d’une heure, une heure et demie.

Sur la voie, mon fils m’a finalement rejoint. Son sourire s’est effacé rapidement lorsqu’il a constaté que la longueur qui nous attendait était plus exigeante que ce à quoi nous nous attendions, et qu’en plus, les nuages gris avaient viré au noir. Les craquements sourds du tonnerre nous parvenaient maintenant de derrière le Sasso Lungo, de l’autre côté de la vallée.

Piz Pordoi

Mon fils a attaqué un passage corsé, avant d’amorcer une fissure déversante. Ce passage semblait beaucoup plus difficile que la cote octroyée à la voie, mais il apparaissait tout de même comme notre meilleure option. L’idée que nous étions peut-être hors route nous habitait, mais nous nous gardions bien d’en discuter, question de ne pas saper le moral de l’autre.  Mettant à profit ses aptitudes de grimpeur sportif, mon fils a progressé un peu, puis a reculé pour mieux protéger le délicat passage. Pour ma part, soucieux de prendre des nouvelles de l’orage aux alentours, je me suis retourné juste à temps pour voir la foudre s’abattre sur la remontée mécanique, sur l’autre versant de la vallée.  Outre le bruit assourdissant, ce qui m’a frappé, c’est le point d’impact de l’éclair : il était situé considérablement plus bas que l’altitude à laquelle nous nous trouvions. Le vent s’est levé et a tourbillonné. Avant que je puisse proposer à mon fils d’inverser les rôles, la pluie s’est mise de la partie.

La descente

Nos options se sont donc réduites.  Rapidement, la roche est devenue glissante, ce qui a rendu la grimpe impossible. Même si nous avions réussi à franchir le toit, il aurait été dangereux de parcourir le sommet de l’éperon rocheux dans ce temps orageux. Nous avons donc choisi de dégrimper, en sachant très bien que nous serions vraiment en retard sur notre horaire.

D’où nous étions, nous ne pouvions pas tirer de rappel en ligne droite, car une série de grands toits rendaient cette opération quasi impossible. D’autant plus que nous ne voulions pas risquer de rester suspendus dans le vide et de devoir remonter pour redescendre.  Nous avons donc opté pour la prudence et sommes revenus sur nos pas.

Nous avons parcouru la cheminée à l’inverse et fait un très long rappel pour descendre le dièdre. S’en sont suivi quelques délicats rappels en diagonale afin de parcourir les rampes rendues glissantes par la pluie.

Les relais des Dolomites se résument souvent à un assemblage de cordelettes décolorées, fixées par des pitons rouillés (dont certains bougent allègrement).  Dans notre descente, pour assurer notre sécurité, nous complétions l’équipement de chaque point d’ancrage avec coinceurs, sangles, anneaux et quelques mousquetons, lorsque notre provision d’anneaux a été épuisée. Chaque fois que nous retirions la corde après un rappel, nous prenions toutes les précautions nécessaires pour éviter qu’elle ne parte en diagonale et risque de rester coincée dans cette voie compliquée.

La noirceur a fini par s’installer. Nous avons tenté notre chance en faisant un très long rappel qui, nous l’espérions, nous permettrait de rejoindre directement le sol.  Dans notre journée fertile en embûches, je n’aurais pas été vraiment surpris de devoir rééquiper un ultime relais avant de toucher la terre ferme.  Heureusement, je n’ai pas eu à le faire. Le nœud qui marquait le bout des soixante mètres de corde double atteignait tout juste le sol. J’ai hurlé à mon fils que nous avions tiré le bon numéro cette fois.

Une fois au sol, nous n’avons pas traîné.  Il était déjà presque 21 h 00. Je me doutais que notre autre camarade devait être dans tous ses états. Surtout que notre descente par le sentier s’était avérée plus lente que ce que nous souhaitions. Rendu glissant par la pluie, le sentier s’était transformé en ruisseau et en mare de boue : il nous fallait descendre avec prudence.

Trempés, fourbus et couverts de boue, nous sommes enfin arrivés à la voiture : notre point de rendez-vous, avec plus de quatre heures de retard.  Évidemment, il n’y avait plus personne. Qui aurait attendu tout ce temps, à bord d’une voiture sous la pluie, dans un stationnement au bord de la route?

Nous nous sommes mis à la recherche de notre copain, qui devait s’être mis à l’abri dans l’un des refuges qui ornaient le bord de la route du col.  Dès que nous avons passé la porte du plus proche refuge, je l’ai aperçu, en discussion avec le tenancier de l’endroit. Nos regards se sont croisés et j’ai senti un mélange de soulagement et de reproches.  Alors que mon fils et moi étions concentrés à trouver la façon la plus rapide pour revenir à la voiture, lui, il avait eu le temps de ronger son frein et d’imaginer le pire. Aidé par les gens d’un refuge, il avait rejoint le chalet du sommet pour voir si nous y étions; téléphoné à l’hôtel; et, au moment où nous étions réapparus, était en train de contacter les secours alpins pour signifier notre absence.

Notre descente vers le village s’est faite en silence. Chacun ruminait sa journée à sa manière.  Comme personne n’était en appétit, la douche s’est prise rapidement avant de se mettre au lit.  Pas pour dormir dans mon cas, car j’ai passé la nuit entière à repasser la journée dans ma tête. Une fois l’adrénaline évacuée, j’ai fait et refait le bilan de nos erreurs. J’ai dressé la liste des dangers potentiels auxquels nous nous étions exposés et j’ai imaginé ce qui aurait pu se produire de pire encore.

S’il est vrai que les expériences puissantes renforcent les liens, j’en conclus que cette aventure a contribué à souder les nôtres. Chacun d’entre nous est ressorti grandi de cette aventure. Chacun de manière différente…