Récit hivernal d’un employé de La Cordée
J’adore faire de la randonnée et les montagnes blanches représentent, depuis plusieurs années, mon terrain de jeu préféré. J’avais déjà parcouru presque la totalité des sommets et j’avais maintenant envie de faire la traversée de la chaîne présidentielle pendant l’hiver. Je mijotais le projet d’y défoncer la nouvelle année. Le défi total? Une dizaine de sommets à franchir. J’ai donc pris mes trois jours de congé du temps des fêtes pour réaliser ce périple en autonomie complète. J’étais loin de me douter que mon projet ne se déroulerait pas tout à fait comme je l’avais planifié.
Le 30 décembre
Je pars de Montréal et je me rends directement au point d’arrivée de ma randonnée : le stationnement Appalachia dans l’état du New Hampshire. J’y laisse ma voiture et je fais du pouce sur le bord de la route avec mon équipement sur le dos. Plusieurs kilomètres plus loin, j’arrive au point de départ de ma randonnée : le Crawford House, au pied de la montagne. La noirceur commence déjà à tomber, alors j’installe mon campement pour y passer ma première nuit.
Le 31 décembre
Le lendemain, je me fais un bon déjeuner avec mon réchaud, je me prépare pour la journée et je plie bagage. Je commence enfin ma journée de randonnée. Le sentier est rempli de grosse neige molle ce qui rend l’ascension très exigeante. Même avec des raquettes, l’ascension est difficile et je m’enfonce allégrement dans la neige. Assez qu’il faut que je me roule parfois dans la neige pour me remettre debout sur mes raquettes. Je dépense énormément d’énergie. J’atteins finalement Lakes of the Clouds, un refuge normalement ouvert l’été, mais fermé l’hiver. J’y installe mon campement à proximité. De là, le point de vue sur la vallée du Mont Washington est magnifique. Tout est blanc et dans le fond de la vallée, je vois l’imposant hôtel de la montagne qui a l’air perdu au milieu de nulle part. Satisfait de ma première journée de randonnée, je sors mon réchaud pour refaire le plein d’énergie et pour faire bouillir de l’eau. Je n’ai plus une seule goutte d’eau sur moi; j’ai tout bu pendant l’ascension. J’ai pour seul liquide du combustible et deux petites bouteilles de Baileys pour fêter la nouvelle année. Malgré mes nombreuses tentatives pour allumer mon réchaud, il ne fonctionne plus. Comme j’ai emporté beaucoup de grignotines pour la journée, je peux me nourrir de ça pour le souper. Je réparerai mon brûleur demain, à la lumière du jour. Je me couche, je règle ma montre pour 23 h 30. Je tiens à être debout pour défoncer la nouvelle année. Quand ma montre sonne, je m’installe sur une butte de neige pour admirer toute la vallée devant moi. La température est douce, il n’y a presque pas de vent. Loin des lumières de la ville, je vois, au loin, l’hôtel du Mont Washington tout illuminé. La vue est superbe. J’ouvre une petite bouteille de Baileys et la déguste tranquillement. Minuit finit par arriver et de gros feux d’artifice explosent dans le fond de la vallée. La neige immaculée réfléchit la lumière. Le spectacle est magique et dure presque vingt minutes. La deuxième bouteille de Baileys disparaît presque aussi vite que la première. Les lumières s’éteignent doucement et je retourne dans mon bivouac.
1er janvier
Le lendemain matin, je n’ai toujours pas d’eau, ni de réchaud. J’essaie différents moyens pour faire brûler du combustible, mais rien n’est efficace. Le tuyau d’alimentation est cassé, donc le combustible ne se rend pas au réchaud. Je déjeune avec des barres tendres, mais je commence à avoir vraiment soif! Je me demande si je reviens à mon point de départ et retourne faire du pouce sur un très long trajet, si je continue pour une autre nuit avant de sortir ou si je sors du côté est du Mont Washington? Je décide de sortir du côté est qui donne accès à un point assez fréquenté. De là, je pourrai regagner rapidement ma voiture. Je connais plusieurs chemins pour sortir de la montagne. Je me dis que je vais prendre celui qui est le plus sécuritaire : Lions Head, un chemin ouvert même l’hiver pour la randonnée. Je pourrai enfin trouver de l’eau au refuge (je sais qu’il est ouvert à l’année). Je commence à marcher, mais je me sens très fatigué. Le manque d’eau de la veille commence à m’affaiblir. Je décide de prendre le chemin le plus rapide et de descendre directement par le ravin. C’est un sentier que je connais, je l’ai déjà emprunté l’été. Il est fermé l’hiver, mais je me dis que c’est sûrement parce qu’il est difficile à monter. Le descendre, ça doit être assez facile, alors je me lance. Tout ce que je veux, c’est avoir de l’eau au plus vite. J’ai la bouche complètement sèche et je ne pense qu’à boire. Je laisse fondre de la neige dans ma bouche. Ça me fait du bien sur le coup, mais je ne sens pas que ça m’hydrate*. J’aurais vraiment besoin d’une grande quantité d’eau. Je commence à descendre et je m’aperçois que la pente est raide et que plus je descends, plus la neige est profonde. Je réalise que si je continue à m’enfoncer, personne ne pourra venir m’aider parce que personne n’emprunte ce sentier l’hiver. Je me rappelle qu’il y a même des crevasses entre les parois et la neige. Si je tombe là-dedans, je ne m’en sors pas vivant. Je sais que plusieurs randonneurs ont déjà perdu pied et chuté mortellement d’une étroite corniche dans ce sentier.
Je m’arrête un instant et essaie de réfléchir malgré la déshydratation, qui est de plus en plus importante. Je suis dans un état où même penser logiquement est difficile. J’ai de la difficulté à déterminer ce qui peut être dangereux et ce qui pourrait m’aider à m’en sortir. La déshydratation prend toute la place et je sens que je suis en train de perdre toute ma capacité d’analyse. Je décide finalement de rebrousser chemin en sachant que si la descente était difficile, la montée le sera encore plus. L’effort à fournir est tellement grand que je dois me reposer entre chaque pas. Le pire c’est que j’ai l’impression de rester sur place malgré tous mes efforts. J’enfonce énormément dans la neige. J’atteins le sommet par miracle. J’enlève mon sac et je me couche par terre, totalement épuisé et déshydraté. J’en suis presque au même point que ce matin. J’ai juste beaucoup plus soif. Après quelques instants, je canalise tout ce qui me reste de forces et repars sur le sentier de Lions Head. Par miracle, j’atteins le chalet de Pinkham Notch. Ce qui prend normalement que quelques heures à parcourir m’aura pris la journée entière. Je me lance sur la fontaine. Je m’y couche presque pour boire le plus d’eau possible. Je me réhydrate tranquillement et mange avec bonheur en me disant que je l’ai échappé belle. Maintenant hydraté, je fais du pouce pour me rendre à mon véhicule. Une voiture s’arrête. Le conducteur tient une grosse bière entre ses jambes. Ah oui! j’avais oublié que la devise du New Hampshire c’est « Live free or die »! On me conduit tout de même sain et sauf à ma voiture. Je me paye une bonne bouffe et décide de dormir sur place avant de repartir pour la maison.
Finalement, toute cette épopée m’a pris à peu près le même temps que si j’avais fait la traversée complète des sommets. Je n’ai pas réussi mon défi, mais je ne suis pas déçu. Je suis juste content d’avoir réussi à m’en sortir. La météo était belle, j’avais assez de nourriture, je n’avais pas froid, mais sans eau, toute mon expédition est devenue impossible. La déshydratation s’est installée sournoisement et graduellement, au point où toutes mes décisions auraient pu m’être fatales.
Le 30 décembre dernier, je suis parti en pensant faire une belle randonnée en solo, pour me mesurer à moi-même et peut-être pour réinventer mon monde, un peu. Il m’est arrivé une petite catastrophe qui aurait pu devenir très dangereuse pour moi, et ce, malgré mon expérience de la montagne. Malgré tout, je considère que mon expédition a été une réussite parce que je me suis réellement mesuré à moi-même.
* On m’expliquera plus tard que l’énergie nécessaire pour faire fondre la neige est plus importante que l’hydratation qui en résulte.
Soyez le premier à commenter