Un enfant manque à l’appel!

« Maman, je veux traverser le Canada en vélo, l’été prochain » m’annonce Louis-Philippe, 15 ans, un soir d’hiver. De fil en aiguille, ses frères se joignent à lui. Finalement, le projet familial prend vie. Je décide de traverser le Canada en vélo avec mes 9 enfants, âgés de 4 à 20 ans, accompagnée par un des oncles de mon époux. Nous partirons de la maison et nous nous rendrons aux Îles de la Madeleine, puis nous prendrons l’avion jusqu’à Vancouver, pour revenir chez nous.

Sur la côte du sud du fleuve St-Laurent, le chemin cyclable de la Route Verte longe l’accotement asphalté de la route 132. Entre Sainte-Flavie et Mont-Joli, nous gravissons une colline depuis au moins une demi-heure lorsque la route cyclable bifurque sur une voie en réfection. C’est pénible : la montée nous pousse au bout de nos réserves. Nous pédalons depuis plus d’une semaine. Nous souffrons moins qu’au début et maîtrisons maintenant assez bien notre équipement. Notre corps s’adapte à l’effort. Malgré tout, nous ressentons de la fatigue. La petite Danièle (10 ans) me précède. Marie-Pierre (13 ans) se trouve à quelques coups de pédales devant moi. Chacun va à son rythme et, à certains points stratégiques, nous nous arrêtons pour attendre le reste de la famille. Presque rendus au sommet de la côte, nous marchons et poussons même notre vélo chargé de notre équipement. Les plus rapides, déjà arrivés au point de rencontre, nous regardent peiner. Au sommet de la colline, oncle Michel patiente depuis déjà un bon quart d’heure. Je suis la dernière. Rendue en haut, je contemple la scène : plusieurs vélos sont appuyés sur leur béquille, d’autres sont tombés. Les jeunes sont couchés ou sont assis et discutent. Mentalement, je compte tous les enfants : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit,… le neuvième a disparu! Je vérifie, par un rapide tour d’horizon, où chacun se trouve. Le petit Marc-Antoine, du haut de ses quatre printemps, dort paisiblement dans ce qu’il aime appeler « sa maison »; une remorque accrochée derrière le vélo Louis Garneau de son conducteur Louis-Philippe. Je les recompte. Je m’arrête toujours à huit. Je me rends à l’évidence : il en manque réellement un! L’aîné, Guillaume, s’amuse avec l’appareil-photo. Marie-Michèle et Jean-Cristoph discutent un peu plus loin avec oncle Michel. Louis-Philippe et Raphaël dorment tout près sur l’asphalte entre les bornes d’accotement orange et les voitures qui passent à 50 km/h. J’ose à peine les regarder si près de la route. Quelle imprudence! J’identifie enfin celui qui manque. C’est Charles (9 ans), mon petit espiègle! Son vélo-remorque, attaché en tandem à celui de Jean-Cristoph, attend paisiblement son passager. La disparition de mon fils m’inquiète beaucoup. Comment a-t-il fait pour échapper à la surveillance de tous ses frères et sœurs? Je l’appelle. Mes cris restent sans réponse. Tout le monde semble ignorer mon désarroi. Je regarde à droite, j’y aperçois un profond ravin. Je regarde à gauche, les voitures filent. Derrière les machines, les bulldozers et le rouleau compresseur, les travailleurs s’affairent à restaurer un petit bout de route fort endommagée. Je m’approche et scrute attentivement le précipice. Pourvu que Charles n’y ait pas chuté par mégarde. Je me dirige vers mon aîné. Je me dis que mon jeune adulte de 20 ans, sage et responsable, doit bien savoir où se trouve son frangin.

Jour 09, 27-mai-2009, Québec à St-Michel-de-Bellechasse (9)« Guillaume, as-tu vu ton petit frère?

 — Lequel?

— Charles. Je le cherche! Je ne le trouve pas. »

En exécutant un tour d’horizon, il me répond d’un ton étonnamment détaché : « Je ne le vois pas ». Je m’approche de Marie-Michèle et Jean-Cristoph : « Charles pédalait avec toi, Jean-Cristoph? Sais-tu où il est allé?

— Je n’en ai aucune idée », baragouine mon fils.

Marie-Michèle évite mon regard.

Il y a anguille sous roche! Je regarde partout. Un de mes rejetons a disparu. Je suis prête à déclencher l’alerte et les mettre tous à contribution pour la recherche de celui qui manque à l’appel. J’aperçois tout à coup le chenapan. Il s’est faufilé dans une borne de sécurité d’à peine 30 cm de diamètre et de 1 m 30 de haut! Je vois ses menottes ressortir et j’entends un petit gloussement fort espiègle. Louis-Philippe et Raphaël se lèvent. Ses complices se rassemblent autour de lui et éclatent de rire! Charles, le coquin, rit de bon cœur du tour manigancé. Ses cheveux ondulés dépassent d’un brin au-dessus du cône. Louis-Philippe choisit une autre borne, l’incline et se faufile dedans, tel un serpent. Ses deux grands frères l’aident à se remettre debout. Et voilà que la borne orange danse. Les mains s’agitent et les pieds se dandinent! Raphaël cadence le mouvement comme un batteur professionnel. Guillaume émet avec sa bouche des onomatopées sur un air de boogie-woogie rapide. Tous rythment cette gigue improvisée à leur façon avec un bruit différent. Au son de cet orchestre entraînant, tous les jeunes exécutent quelques pas de danse autour des deux bornes. Les enfants éclatent de rire. Je prends la caméra et filme la scène. Je joins l’ensemble avec des vocalises. Quel bonheur de les voir rire, danser, jouer, même après un tel effort! Quel plaisir de constater cette complicité qui les unit! Je suis fière de ma progéniture.

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Petite, Michèle Leclerc rêvait d’une grande famille, d’aventures et de films. Elle sillonnait déjà le monde avec son père, réalisateur à la télévision de Radio-Canada. En assistant aux Grands Explorateurs, elle se souvient de s’être dit : « Un jour, ce sera mon tour! » Maintenant mère de neuf enfants, Michèle bourlingue sur la planète, sac au dos et caméra à l’épaule.

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