Depuis le vendredi 1er mai, je suis un coureur de 50 miles (80 km). Pour y parvenir, j’ai souffert, beaucoup. J’ai même regretté de m’être inscrit à cette épreuve.
Dès le 25e kilomètre, j’ai entrevu la galère dans laquelle je m’étais embarqué. À partir du 45e, j’ai juré de ne jamais me réinscrire à un défi du genre et, plus particulièrement, à ce parcours atrocement rocheux de Bear Mountain. Il me restait alors encore cinq heures de course devant moi. Au kilomètre 60, je me suis juré de ne jamais briser la promesse que je venais de me faire. Au bout du 65e kilomètre, je n’étais plus capable d’estimer le temps ou les distances qu’il me restait à parcourir. J’avançais sans but, incapable d’entrevoir la fin de ce défi.
J’allais de l’avant, atteint d’une espèce de paralysie mentale; mon corps se déplaçant grâce à une volonté dont je ne voulais plus. Pendant les cinq derniers kilomètres, la conscience de moi-même s’était dissipée. Je n’étais plus qu’une foulée de course, toujours en train d’avancer sans vraiment comprendre comment cela était encore possible. Si bien qu’à l’arrivée, j’ai eu besoin d’un long moment pour savourer mon accomplissement. J’étais surtout soulagé, pas heureux.
Le lendemain matin des 80 km de Bear Mountain, j’ai juré de ne jamais me réinscrire à cette course. Toutefois, je comptais assurément m’inscrire à un autre 50 miles, un jour.
Le surlendemain matin de l’épreuve fatidique, croyez-le ou non, j’étais prêt à me réinscrire à la même course l’année suivante pour prendre ma revanche. Ce parcours aura été difficile non pas physiquement, mais mentalement. La promesse que je m’étais faite (de ne plus jamais le courir) aura donc été brisée en moins de 48 heures.
Ce texte est l’histoire de mon évolution mentale au cours des 80 km de Bear Mountain. Une longue dérive, douce et tranquille, qui m’entraînait inexorablement vers les abîmes. C’est aussi le récit d’une promesse finalement réfutée, qui me fera entreprendre ce même parcours l’an prochain. La naïveté en moins, je serai mentalement prêt à courir pour rien, vers rien, pendant longtemps.
Avant le 80 km
Le printemps a été tellement long à se montrer que je n’ai pas eu la chance d’essayer le nouvel équipement que j’avais acquis durant l’hiver. Mettre à l’épreuve et apprivoiser de nouveaux produits avant une course est un précieux conseil d’ailleurs répandu dans le milieu de la course à pied. Ainsi, l’idéal aurait été de faire des entraînements sur 30 km pour tester le matériel. Hélas ! les conditions météorologiques dans les Laurentides au mois d’avril ont été tout sauf favorables à d’aussi longues sorties. Je chaussais encore mes skis de fond dans les bois deux semaines avant la course de Bear Mountain. C’est dire combien nous étions loin de l’été !
Le printemps tardif a eu comme conséquence que, la veille de la course, j’étais dans l’aire de stationnement d’un motel perdu de l’État de New York, tout seul, à essayer un nouveau short et à me demander s’il allait faire l’affaire pour une course de douze heures. Ce soir-là, je me suis couché en espérant que la nuit me porte conseil et, peut-être, m’insuffle un brin de sagesse.
À trois heures du matin, lorsque le réveille-matin a sonné, la nuit avait fait son œuvre: je m’étais effectivement assagi. J’ai donc laissé tout le nouvel attirail dans la valise et j’ai quitté habillé de mon vieux short. Ç’a été l’une des meilleures décisions d’avant-course que j’ai prises de ma vie, car je me suis vite rendu compte, durant un entraînement post-Bear, que je ne pouvais pas supporter ce nouveau vêtement au-delà de 20 km. J’aurais donc souffert le martyre sur un 80 km.
Ainsi, je me suis présenté à la course avec des manches d’appoint blanc délavé, une camisole, un vieux short, une lampe frontale, ma bouteille d’eau et des gels. Ma tactique était simple : partir avec un bagage très léger et à basse cadence, puis me nourrir avec ce que l’on trouve au point de ravitaillement pour survivre au parcours interminable.
J’ai laissé Ariane, ma copine, dormir. Elle allait prendre quelques heures plus tard le départ du 50 km. Nous nous reverrions en après-midi… « Ari » est forte, alors je ne m’inquiétais pas pour elle.
Les premières foulées
Il faisait froid pour le départ. Nous étions nombreux regroupés autour des feux de camp, pour tenter de nous réchauffer. Parmi les participants, il y avait plusieurs Québécois. Je me sentais bien, j’étais prêt à courir 80 km. Enfin, c’est ce que je pensais…
Durant les 40 premières minutes, j’ai couru éclairé à la frontale. Tout allait bien, je ne pensais à rien. Je ne faisais que courir en m’assurant de gérer mes besoins.
Je cours habituellement sur des boucles de 50 km, distance convenable pour moi. Le plus dur est les 25 premiers kilomètres. Pour les 25 suivants, c’est un retour à la maison, facile, puisque je connais la distance à parcourir et ma capacité physique. En faire 30 de plus ne me semblait pas si complexe et difficile. Mauvaise évaluation du défi ! car mon problème a débuté à la fin des 25 premiers kilomètres: pas de retour à la maison et encore 55 km à courir. Du coup, il y en restait plus à fouler qu’il ne m’en reste normalement lors de mes sorties de 50 km. Moralement, je n’ai pas aimé ça.
La dérive
Mon corps était prêt; ma tête, non. Alors, mon esprit s’est perdu en chemin.
J’étais devenu un nageur aventuré trop loin au large, trop loin de la rive, qui n’a pas la moindre idée de comment parvenir à toucher terre de nouveau. Un homme à la mer qui prend peur alors qu’il peut encore nager et que le courant ramène tout doucement vers la côte. Un matelot par-dessus bord incapable de percevoir que tout se déroule pour le mieux, aveuglé par les vagues qui lui masquent l’approche de la terre ferme.
Mon esprit s’était laissé engloutir par une sensation de vide sous mes pieds plutôt que de tenir bon, soutenu par le martèlement de ma progression. Voilà, mon corps avançait alors que ma tête dérivait. Ma force mentale était culbutée par le mirage d’immenses vagues qui m’emportaient alors qu’en fait, elles n’étaient pas si grosses et, même, elles me ramenaient à bon port.
Un ennemi intérieur
J’étais confiant au départ, en forme et souple. En d’autres mots, j’étais simplement bien. Je suis parti tout doucement, rigoureux dans la gestion de mes efforts et de mon rythme. J’avais un plan en tête.
Je me croyais paré à toutes éventualités : bris de matériel, douleur physique, conditions météorologiques Pourtant, l’imprévu rencontré n’a pas été un élément extérieur. Il est venu de mon for intérieur : le doute. C’était la première fois qu’il me restait cinq heures de course après avoir couru pendant cinq heures. C’est pourquoi le doute a envahi mes pensées. Je craignais que cette distance soit de trop; que cette deuxième moitié se passe mal au point où les cinq prochaines heures se transformeraient en sept, huit ou même neuf heures de plus.
Une fois le doute installé en moi, j’ai perdu confiance en mon entraînement et en ma capacité à terminer la course. C’était la première fois que cela m’arrivait. Pourtant, j’ai couru presque tout le long du parcours. Je ne parvenais par contre pas à me mettre dans la tête que j’allais réussir ce défi, et ce, même si je persévérais toujours au 75e kilomètre.
La gestion de mon état physique était impeccable, toutefois celle de ma force mentale laissait à désirer. Pour les prochaines courses, je devrai revoir ce deuxième élément de fond en comble. Il faudra que je me prépare à courir pendant dix, quinze ou vingt heures et que je pratique ces durées plusieurs fois pour être capable de bien les affronter. Je dois entraîner mon corps, certes, mais aussi ma tête.
Est-ce que l’expérience d’une course difficile fera toute la différence lors de mon prochain parcours de plus de 50 km ? Est-ce qu’avoir réussi cette distance une première fois changera tout en ce qui a trait à ma confiance ?
L’accompagnateur
Dans les courses de longues distances, nous avons parfois droit à un coureur-accompagnateur. Ce coureur nous rejoint pour la dernière partie du parcours. Il s’assure que l’on se nourrisse correctement, il nous jase et il nous aide quand le corps ou la tête flanche. Avant la course, je ne voyais pas du tout l’utilité d’avoir ce genre de bouée de sauvetage, mais j’aimais bien l’idée d’avoir un ami pour courir avec moi les 30 derniers kilomètres. Mon accompagnateur, c’était Martin.
Martin m’a aidé à continuer à avancer. Je ne crois pas qu’il sait à quel point son aide m’a été précieuse. En me parlant, en me disant des niaiseries et en riant de moi, il m’a permis de m’accrocher à lui, pas physiquement mais moralement. Sa bonne humeur, ses conversations avec les autres coureurs et ses réflexions m’ont aidé à sortir de mon marasme et à oublier la dérive dont je vous ai fait part. Mon accompagnateur m’a sorti des derniers points de ravitaillement à coups de pied au derrière pour me faire finir cette course au plus vite.
La prochaine fois, je serai seul. Je veux être seul. Je veux m’en sortir seul. Néanmoins, merci à Martin, qui a enduré mon air de bœuf pendant 30 km. Ariane, Karine et Audrey, partenaires de course, savent que je peux être perdu dans mes pensées et distant avant et pendant une course.
Merci
Au final, j’ai réussi. J’ai fini par y arriver et rapidement, en plus.
Quand je me suis préparé, avant la course, je me suis inspiré des temps de mes amis coureurs, lors de leur premier 80 km. Mon objectif était de terminer le mien en douze heures, ce que j’aurai réussi avec brio. J’ai terminé avec environ 1 h 30 d’avance sur mon temps cible. Pourquoi cette difficulté à avancer alors ? Je prendrai le temps d’en discuter avec des partenaires de course. Peut-être que je ne suis pas le seul qui ait été affligé par la dérive…
Avant de conclure, un clin d’œil à mon ami Alex Maillot, à Guy Boisclair et à Mathieu Deguise. Je les ai probablement croisés 1 000 fois chacun tout au long de la course, lorsque nous nous dépassions les uns les autres. Nous nous sommes encouragés sans arrêt. Une petite pensée également pour Sébastien Côté, que j’ai dépassé pas si loin de l’arrivée et avec qui j’ai aimé finir cette grande épreuve.
Je tiens également à mentionner Ariane. Quand une fille t’attend sur la ligne d’arrivée avec une bière et, puisqu’elle ne sait pas exactement quand tu vas arriver, qu’elle en rachète une nouvelle régulièrement pour s’assurer que tu auras droit à une bière bien fraîche à la seconde même où tu arriveras… Il faut faire des plans pour la marier. Merci, Ari !
Je suis impatient de recommencer, de me mettre à l’épreuve de nouveau. Bien entendu, je souhaiterais que ce soit un peu plus facile que ce ne l’a été. Je pense, en fait, que ce sera un peu plus facile. La naïveté de la première fois disparue, je serai maintenant prêt à courir longtemps et vers rien en restant en confiance. Je ne me ferai pas prendre deux fois à dériver au large.
Mon expérience en chiffres :
81 km en 10 h 26
6e sur 42 participants
dans ma catégorie d’âge
Ma saison d’ultra 2015 :
Mon équipement (indispensable) :
Louis-Philippe Gagné
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