Par Danielle Vibien
C’est fait : je suis passée du Rêve à la Réalité!
Privilège
Je suis tout simplement privilégiée. J’ai enfin pu réaliser mon rêve de parcourir l’AT en solo!
Ce projet, je l’ai reporté longtemps… pendant 15 ans. M’absenter pendant six mois… Euh… non pas maintenant… l’année prochaine, mais il faudrait que je quitte ma job que j’aime? Quand on sera deux avec mon amoureux? Quand je serai célibataire, entre deux amoureux? À deux avec un ou une amie? En gang, avec plusieurs amis? Plus tard, à ma retraite?
Démarche
Prenant conscience que je procrastinais aisément, que mon séjour sur Terre ne serait pas éternel, ma forme physique non plus, écoutant ma voix intérieure, j’ai DÉCIDÉ : j’ai choisi l’expérience en solo et ciblé ma date de départ : le mardi 28 mars 2018. Je l’ai ensuite déclarée officiellement à mes patrons de La Cordée, bien à l’avance, le 10 février 2017. J’ai proposé aux directeurs un partenariat à travers lequel je permettrais au public de me suivre tout au long de mon aventure : blogue sur le site Web de l’entreprise, en français, sur ma page Facebook personnelle, en anglais.
Plus d’un an d’incubation pour moi, d’études de faisabilité, de recherches, de réflexions, de questionnements, de préparation, de coordination, d’organisation, de vérification, de création et de… conviction. Mon cartable de chargée de projet m’a suivie partout avant mon départ. Il mesure 3 pouces d’épaisseur. Il ne rentre pas dans ma bibliothèque. Ce cartable est la preuve concrète de mon engagement. Je me reconnais. Pour financer une portion de mon aventure, j’ai donné une conférence à Montréal et une à Québec devant une quarantaine de personnes. Elles ont porté sur mes préparatifs: « Le sentier qui mène à la ligne de départ ». J’ai eu bien du plaisir à vivre cette expérience!
Rêve
Je l’ai imaginé grandiose ce périple et bien évidemment, je ferais partie des quelques thru-hikers confirmés, les « gradués » qui, chaque année, complètent le parcours proposé de l’État de la Géorgie à celui du Maine, totalisant 2190 miles soit 3504 km. Sur 4000 inscrits, ce sont moins de 25 % d’entre eux qui atteignent le terminus officiel. Cette pancarte au sommet de Katahdin, je me suis vue la toucher, en m’effondrant de contentement, rien de moins. Tout ce qui compte c’est d’aller jusqu’au bout… mais au bout de quoi?
Réalité
Au jour 122, soit le 11 août 2018, à 539 miles du mont Katahdin, après avoir marché durant quatre mois, sur une distance de 1651 miles/2642 km, j’ai tiré ma révérence, dans l’État du Vermont, en ayant… réalisé que j’étais arrivée à Mon terminus. J’avais COMPRIS. Compris quoi? Je vous partage mon expérience…
Communauté conformiste
Je suis partie seule à Ma rencontre, rejoindre ce que j’imaginais être une communauté de randonneurs engagés tissée serrée.
Je vous livre ma perception : il existe une compétition sur l’AT entre participants. Personne n’en parle, mais elle se sent, je l’ai vécue. Comme 75 % des randonneurs ne se rendront pas, peut-être espère-t-on secrètement que l’Autre va débarquer mais pas Soi ?
Je me souviens d’avoir reçu la question suivante d’un thru-hiker sur un ton un peu en colère: « Comment se fait-il que tu sois rendue plus loin que moi sur le sentier alors que je marche plus vite que toi? C’est pas normal ça! »
Il m’avait auparavant aussi balancé le commentaire suivant : « Ton sac à dos est donc bien gros! C’est insensé de porter autant… Tu devrais demander l’aide d’un spécialiste; et ton contenant antiours… il n’est pas obligatoire alors pourquoi le portes-tu? Complètement fou je te dis… »
Je ne vous cacherai pas qu’à recevoir ce même commentaire au moins 4 fois par jour (X 122 jours = 488 fois) j’en ai été quasi lobotomisée! Mais ils sont donc tous endoctrinés ? La pression de se conformer est assez forte : YOU MUST LOOK LIKE ME.
Si au début je ressentais le besoin de me justifier, débutant mes réponses par : « Oui mais, je suis acheteuse de produits de plein air à Montréal, j’ai fait des choix que je pense écologiques et qui me conviennent; mon sac à dos pèse plus et je m’assume ainsi… » J’ai éventuellement adopté une attitude silencieuse avec ma signature pacifique : « Merci d’avoir pris le temps de me partager ton point de vue ».
Quoiqu’il en soit, le message était plutôt clair : YOU DON’T FIT IN, YOU ARE A STRANGER.
Ceci expliquera probablement pourquoi je n’ai pas pu faire l’expérience d’une « trail family », de « trail friends » ou d’une « bubble », groupe de randonneurs qui randonnent seuls, mais qui se retrouvent le soir aux abris, lieu d’échanges. J’ai donc randonné en carence de contacts humains.
Est-ce que j’y suis pour quelque chose dans cette équation ? Assurément! Partagée entre mon désir d’être seule par moments, de vouloir fuir les commentaires redondants, et de vouloir à d’autres instants, faire partie d’une meute… j’ai souvent choisi la Liberté, c’est à dire de randonner sans autre but que d’arrêter en fin de journée là où mes jambes en auraient assez. Je ciblais une source d’eau située à disons 2 km de mon point de chute estimé et je remplissais mes 3 gourdes d’eau. Paix et solitude assurées loin des abris. Je dors tranquille avec mon baril jaune à l’épreuve de tout rongeur.
Leçon de vie
Et la cadence dans tout ça? À porter une charge plus lourde, environ 40 lb avec mon Xena 85, j’ai inévitablement marché plus lentement que tous ceux qui m’ont dépassée avec leurs 22 lb dans un Exos 58 par exemple (les 2 modèles sont de marque Osprey).
Au début, chaque dépassement me faisait grincer des dents : tiens donc! Mon ego est au rendez-vous… En quatre mois, j’ai compris que j’étais la seule responsable de ma réaction, de mon sentiment d’infériorité, et qu’il n’en tenait qu’à moi de modifier mon attitude. C’est ma plus belle prise de conscience sur ce sentier!
Pour m’aider, j’ai développé la stratégie suivante : me lever plus tôt pour m’assurer un temps de tranquillité en forêt entre 5 h 30 et 10 h 30 le matin avant que le trafic ne commence. J’étais alors dans une meilleure disposition.
J’ai baigné dans la culture de l’AT, celle qui dicte une seule façon d’être : tu commences et ton sac contient une foule de choses inutiles. Puis tu délestes tout le temps. Tu dois délester! On parlera ici d’endoctrinement. TOUS y croient. Je suis restée en marge de cette conviction. La façon de faire américaine dicte de ne porter que 3 à 5 jours de nourriture sur soi à la fois. J’ai choisi de porter 8 jours et jusqu’à 12 jours à la fois, ce qui en a laissé plus d’un perplexe. Ce dont j’avais rêvé était de vivre l’Autonomie, le plus possible.
Je n’avais pas anticipé à quel point je ne vivrais pas bien cette transition récurrente forêt-ville, ville-forêt. Agressée, rien de moins, par le bruit des voitures et des camions à l’approche des routes, tandis que nous randonneurs devons les traverser au pas de course pour ne pas se faire frapper… et une fois en ville… vraiment pas le goût de retourner en forêt, surtout s’il pleut depuis 2 jours et pour encore 3 jours! Honnêtement, qui troque aisément un lit douillet contre un sac de couchage humide et un matelas de prisonnier?
Forces
Ce périple m’a demandé de puiser dans toutes mes ressources : détermination, résilience, vaillance, rigueur, endurance, tolérance. Je me suis engagée à livrer le meilleur de ce que je suis dans cette aventure. Partager sur les réseaux sociaux comme je l’ai fait via Facebook en anglais (mon baptême perso, car je n’avais jamais manipulé un téléphone intelligent avant) s’est présenté comme une lame à double tranchant : une Reconnaissance provenant d’amis, de collègues et, à ma grande surprise, de bon nombre d’inconnus, une attention qui flatte, car les yeux sont tournés… Mais ces publications, dites « mes posts » m’auront demandé de la concentration, de la réflexion à la fin de journées assez exténuantes, une charge supplémentaire que j’ai dû, ou plutôt choisi, d’assumer.
Je le confirme, j’ai passé plus de temps à discuter avec les gens à l’extérieur par Messenger ou par courriels, qu’à échanger directement avec mes compatriotes de sentier. Le téléphone intelligent est omniprésent sur l’AT. Il désennuie à toute heure du jour et de la nuit. Tous l’utilisent… à outrance (y compris moi).
Vide
Alors, après 122 jours, mon sentiment de vide intérieur s’est fait sentir plus que jamais. Je n’ai pas réussi à tisser de liens avec d’autres. Je me suis sentie débranchée. J’ai donc « tiré la plug ».
La météo a profondément affecté mon mental… orages, pluies diluviennes, pieds trempés. Impossible pour moi de ne pas avoir le moral dans les talons… en plus de nouvelles ampoules à gérer… c’en était trop. J’ai craqué. Je suis allée au bout de ma résistance psychologique. Je ne suis pas parvenue à savourer mes pas! Suis-je partie pour souffrir autant ?
Support
Je suis privilégiée d’avoir été supportée par mon employeur, La Cordée. Sans le support de l’entreprise qui a accepté que je m’absente pour conserver mon poste au retour, je serais encore à tergiverser… pars ou pars pas? Là c’est coché.
Merci également à mes commanditaires. Ils ont été nombreux à m’offrir leurs produits pour agrémenter mon expérience. Merci de tout cœur.
Et merci également à mes collègues et collaborateurs : Carl à l’Entrepôt, Gabriel au Marketing, Sonia et Virginie aux Achats, Pierre au Web… et j’en oublie sûrement. Ah oui! Robert et Yves, les directeurs et ma sœur Dominique, témoin de mes déconfitures multiples sur FaceTime! J’ai pu compter sur vous. Si vous saviez comment cette notion a pu être réconfortante pour moi lorsque je marchais seule, les jours de pluie, sans domicile fixe, les bottes pleines d’eau, le dos courbé à regarder encore et toujours mes pieds… Je vous le dis, ma communauté m’a manqué. Seule on avance, mais ensemble on va plus loin.
Je travaille présentement sur le contenu de ma prochaine conférence que je présenterai d’ici la fin septembre. Elle bouclera ma boucle. Je partagerai mon vécu. J’en diffuserai le sommaire sur ma page Facebook d’ici quelques semaines. Vous êtes les bienvenus!
Danielle Vibien
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