Au cœur des montagnes

Par Walter Beauchamp, alias Senseï

Ça fait quatre jours que j’ai échappé mon cellulaire dans une rivière non loin du mont Whitney… Quel con! Je me suis accroupi sur un arbre afin d’être plus stable pour franchir un obstacle et mon cellulaire est tombé de la poche frontale de mon sac photo, directement dans le courant. Je n’ai rien perdu de vraiment important — tout est sauvegardé dans les nuages ou quelque part dans un ordinateur —, sauf les trois derniers jours de mon journal. Dommage!

Étrangement, j’avais cette impression qu’il allait arriver quelque chose à ce téléphone. En effet, après l’avoir échappé à quelques reprises en une seule matinée, j’avais décidé de le garder en sécurité dans ma poche de pantalon. Mais que faisait-il là, dans la poche de mon sac photo, lors de ce moment fatidique? Mystère…

L’agitation était palpable à notre arrivée à Grumpy Bear. Il était impossible de traverser les Sierras à cause d’un hiver très tardif — il est effectivement tombé une bonne quantité de neige dans la High Sierra. Certains hikers ont même quitté le sentier et referont la section plus tard en saison.

On quitte finalement Grumpy Bear Retreat. Il est 14 h 30 et nous avons seulement huit miles au menu aujourd’hui. Ian nous a quittés ce matin et Jumanji a fait son apparition en matinée, il décide de laisser tomber son zéro et de partir avec nous. Vraiment cool le bonhomme. Il est hyper relax et easy going. On s’entend très bien.

À la dernière minute, Avocado, Tags et moi achetons un piolet. « C’est comme une ceinture de sécurité dans une voiture », disait la conseillère du magasin de plein air. On ne prend pas de risque, sait-on jamais… Honnêtement, je ne sais absolument pas ce qui m’attend dans les montagnes, c’est l’inconnu total pour moi. Aussi bien de prendre quelques précautions.

Dès les premiers pas, le changement de décor est phénoménal : je n’ai pas vu autant d’eau depuis le début du périple! La rivière rugit, le courant est puissant et les arbres sont immenses. J’ai officiellement quitté le désert et j’entame un nouveau chapitre.

Chicken Spring Lake

Mes camarades sont bien en avant de moi, j’ai beaucoup de difficulté à progresser. Est-ce mon piolet, mon équipement photographique, mes crampons et les sept jours de nourriture (en plus du baril antiours) que je traîne avec moi? Tout ça est très lourd. Mon sac à dos Talon 44 est à la limite de sa capacité. Je n’ai plus l’impression de faire du thru-hiking, mais bien une expédition en bonne et due forme. Avocado suggère que nos difficultés sont liées à l’altitude, comme on commence à monter de plus en plus. Présentement, à Chicken Spring Lake — un superbe lac alpin niché en plein cœur de la montagne — on frôle les 2500 m d’altitude et on continuera à monter jusqu’au point le plus haut de la PCT, le col de Forester, à 4008 mètres d’altitude. Mais avant, on s’offre une petite quête secondaire : grimper le mont Whitney. Que c’est excitant! Peut-être un night hike, photo du lever de soleil en prime!

Mont Whitney

Nous sommes arrivés à Guitar Lake, à 5 miles du sommet du mont Whitney (4421 m) et il est 17 h. On prévoit quatre à cinq heures pour arriver au point le plus haut des États-Unis en dehors de l’Alaska. On soupe, on se repose, on dort légèrement. Seulement 5 h de sommeil. Il est minuit et à 0 h 55, Avocado, Tags, Jumanji et moi on attaque la montagne. Il fait extrêmement froid et les étoiles éclairent faiblement ce qui semble être le sentier. Rapidement, on se perd. Éclairé sur 200 mètres seulement, on progresse à tâtons sur le sentier. Pas facile ce sentier, il y a beaucoup de switchbacks. Il est souvent coupé par de la neige qui forme un angle de 45 à 50 degrés. On n’a pas le choix de les traverser. Mon piolet m’aide à sécuriser les prises. Je me concentre à chacun de mes pas. Le froid et le vent glacial me donnent l’impression d’être de plus en plus coupé du monde. Que faisons-nous là? Les heures et les miles s’allongent. Au prix de mille efforts, on arrive au sommet vers 5 h du matin. Je suis exténué et mort de fatigue. Le lever de soleil est splendide. On reste environ une heure à admirer le paysage à couper le souffle des environs. Au loin, on peut apercevoir Lone Pine. Le village semble minuscule d’ici. On reprend la route dans l’espoir qu’en bas, il fasse plus chaud. Je constate par la clarté du jour grandissant ce que nous avons parcouru : c’était de la pure folie.

Col de Forester

La journée commence durement. J’ai dû mettre de l’eau bouillante sur mes souliers tellement ils étaient gelés. Plus loin, s’ajoutant au froid sibérien, on n’a d’autre choix que de traverser un cours d’eau. Le courant est fort et il n’y a pas de roches ou d’arbres de tombés afin de passer de l’autre côté sans encombre. Pas le choix, on traverse à pied — ça réveille! On marche ensuite environ quatre miles dans un environnement surréel. Une plaine blanche et des montagnes à perte de vue. C’est tellement beau! Le col de Forester est proche. J’ai entendu dire qu’il est assez difficile. Près du sommet, il y a effectivement une section d’environ dix mètres de long où l’on doit traverser une glissade de neige à environ 70 degrés d’inclinaison. Une glissade potentiellement mortelle. Heureusement pour nous, le chemin est partiellement tracé, mais pas plus large qu’un pas. Avec l’aide de mon piolet qui me sert d’ancrage si mon pied glisse, je passe la section un pas à la fois, prenant tout mon temps. Sketchy! La PCT ne cessera donc pas de me surprendre et de repousser mes limites.

Kearsarge Pass Junction

C’est le septième jour depuis Kennedy Meadow. Quelle section on vient de traverser! Incroyablement difficile, mais au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer en termes de beauté. Tant de montagnes, tant de pureté. C’est renversant. Mes pieds mouillés et congelés se font oublier la plupart du temps. Enfin arrivé à la jonction, je fais un inventaire de ma nourriture : un souper, un biscuit, deux barres tendres et du chocolat chaud. C’est juste. Au moins, demain, c’est seulement huit miles jusqu’à Onion Valley Trailhead et trois miles pour passer le col de Keasarge. Après cette section, je prends un zéro à Bishop. Selon les rumeurs, Hostel California est une auberge de jeunesse hautement appréciée. Je crois avoir vraiment besoin de repos. Je me sens complètement lessivé!

Bishop

L’auberge de jeunesse est située en plein cœur de Bishop. Des restaurants à profusion à proximité, un laundromat et trois magasins de plein air l’un à côté de l’autre. On peut même emprunter des vélos pour se rendre plus loin en ville. Génial! On a déjà marché près de 800 miles ; si on peut épargner quelques miles hors de la trail, je suis preneur! On planifie minutieusement nos prochains jours sur la trail. On dit également : one pass a day. On s’apprête à entrer au cœur de la High Sierras. Section hyperdifficile, paraît-il. C’est environ 100 miles jusqu’à Reds Meadow où on pourra faire un resupply à Mammoth Lakes et à partir d’où il faudra franchir six cols. Cela ne sera pas de la tarte. Le sentier risque d’être recouvert d’une épaisse couche de neige et il y aura beaucoup de posthollings (je vous explique le postholling plus loin). Je suis tout de même assez excité par l’étendue du défi.

Mile 791,1 — Glen Pass

La montée est douce. Le soleil se cache toujours derrière la montagne lorsqu’on quitte le campement (PCT/Kearsarge Pass junction) vers 7 h. Ce n’est pas le plus difficile des cols selon Guthook et ç’a été le cas. Au début du moins. Arrivés au sommet, à 3640 mètres d’altitude, on regarde ce qui nous attend de l’autre côté : c’est assez à pique! On voit un hiker en train de descendre et il semble avoir de la difficulté. Tags amorce la descente : microspikes aux pieds, piolet en main, on prend notre temps. Heureusement, le matin, la neige est assez dure et nos pas sont solides. On fait notre possible pour adoucir notre descente sur ce terrain qui frôle les 45 degrés d’inclinaison en suivant un simili sentier qui zigzague jusqu’en bas. C’est assez sketch! Finalement, on arrive sans encombre, mais le hiker lui, est toujours à mi-chemin. Soudainement, on l’aperçoit glisser sur quelques dizaines de mètres et s’arrêter près d’un amas de roches. Est-ce que sa descente était contrôlée? D’où nous sommes, ça ne semble pas avoir été le cas.

On décide d’aller le voir. Il y a une traînée de sang sur la neige et autant de sang coule de ses mains. Ce n’est pas bon signe. Il semble être en état de choc le pauvre. Il nous explique qu’il a fait une erreur, qu’il a pris le mauvais chemin et qu’il a essayé à deux reprises de trouver une meilleure voie, sans succès. Il a dérapé sur une face de 70 degrés et son piolet lui a glissé des mains lorsqu’il a tenté de s’arrêter, perdant son bâton de marche du même coup. Au dernier moment, il a ralenti son élan avec ses mains sur plusieurs mètres, lui arrachant au passage de la peau sur la glace vive. Ouille! Tags part récupérer son piolet et, moi, son bâton de marche. On lui conseille de se calmer, de manger et de boire. Il nous remercie sans cesse (en répétant qu’il a fait une grave erreur, qu’il n’a pas vu la voie la plus sécuritaire) et nous offre même de l’argent. Quoi? On n’en veut pas. Nous lui conseillons d’attendre une randonneuse (Smiley) qui n’est pas loin derrière (il pourrait marcher avec elle, c’est plus sécuritaire qu’en solo, surtout par ici) et d’aller faire une pause en ville dès que possible. Que pouvons-nous faire de plus pour lui? On le quitte. Malheureusement, nous avons un plan avec une quantité limitée de nourriture. Je crois qu’on l’a aidé du mieux qu’on le pouvait, mais il semble aussi clairement que le terrain était hors de sa zone d’expérience.

Mile 802,6

On quitte le camp vers 7 h. Seulement dix miles de prévus aujourd’hui, alors aussi bien de faire la grasse matinée, non?

Depuis le début on applique le conseil : one pass a day et notre plan de Kearsarge Pass à Mammoth Lakes est basé là-dessus. Il faut comprendre aussi qu’un col mène à une vallée et que pour sortir de la vallée, il faut en général passer par un autre col. Mais ce n’est pas aussi simple que ça. En traversant la vallée, il y a une multitude de ruisseaux et de rivières à traverser. Nous sommes en pleine saison de fonte des neiges : les rivières grondent et déversent une quantité inimaginable d’eau dans des courants parfois effrayants. De plus, même si on est présentement à moins de 40 % de couverture de neige dans les Sierras, la trail est archidifficile à trouver à cause de la neige ou encore, parce que le sentier s’est transformé en canal de drainage! Mis à part quelques rares panneaux d’information aux intersections de sentier, il n’y a aucun indice que nous sommes bien sur la PCT. Les derniers logos du sentier cloués sur les arbres datent de dix jours au moins. Sur l’AT, si on ne voit pas un White blaze après dix minutes c’est qu’on est forcément perdu!

Bref, au travers de ce dédale de rivières à franchir, de sentiers introuvables, il faut négocier avec ce qu’on appelle le postholling. C’est le cauchemar, c’est ce qui transforme un simple dix miles de marche en un vrai calvaire. La nuit, lorsqu’il fait au-dessous de zéro, la croûte de neige se gèle et se durcit. C’est le moment idéal. Ensuite, c’est une marche exténuante et laborieuse. Un pas et la croûte à moitié fondue par le soleil craque et on s’y enfonce jusqu’au mollet et parfois (même souvent) jusqu’à la taille. L’autre jambe compense et espère que le prochain pas soit assez solide. De tout mon poids et de mon équipement, ma jambe me soulève et je poursuis. Et ainsi de suite, c’est ce qu’on appelle le postholling time, un cauchemar.

Col de Muir

Le col de Muir fut une longue, douce et splendide montée. J’étais seul. Seul au cœur des montagnes. Je suivais automatiquement les pas de mes camarades passés il y a quelques heures et mes yeux s’abreuvaient des lacs alpins bleu turquoise à moitié gelés et des chaînes de montagnes immenses. Majestueuses. Jamais je n’ai marché dans un tel environnement.

À ceux attentifs et patients, je crois qu’on peut apprendre beaucoup des montagnes.

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Walter Beauchamp

Je suis né en 2011, à 21 ans, lors de mon premier voyage à vélo dans les Maritimes de Montréal à Halifax, en revenant par les États-Unis. Depuis, j’ai mené deux autres expéditions cyclotouristes, en 2013 de Anchorage à Edmonton puis de Thunder Bay à Montréal et, en 2015, d’Inuvik à Whitehorse. Malgré toutes ces aventures, il me manquait quelque chose, un plus grand défi. Éventuellement, j’ai lu quelque part la phrase « la mythique Appalachian Trail ». Il ne m’en fallait pas plus. En 2017, je me lance sur ce périple de 3524 km qui m’a obligé à me dépasser, à faire une introspection sans précédent, mais surtout, à voyager de la façon la plus simple et la plus humaine qu’il soit. Depuis sept ans, je me consacre au voyage et à la photographie. Qui sait où cela me mènera! Vancouver à Ushuaïa à vélo en 2020, c’est déjà en cours de préparation! La Continental Divide Trail, oui! La Great Himalayan Trail, pourquoi pas? La Te Araroa, oh là là! Trust in life, que je me dis, and everything will be fine.

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